Un film, une série, une photographie, ne sont pas des objets réductibles à leur quantité. Ce sont des productions de l’esprit humain à un moment t, c’est-à-dire insérées dans un contexte particulier. Ce sont des cristallisations de temps de travail, de processus particuliers et d’héritages culturels et historiques communs qui méritent toute notre attention : ce sont ces derniers qui permettent de considérer toute la réalité qui se trame derrière l’apparence de l’œuvre d’art (telle qu’elle se présente au spectateur).
Un film, plus que le sensible du jeu d’acteur, des effets spéciaux et de la bande-son, c’est avant tout une équipe technique pour filmer, monter, etc. L’œuvre se réalise par cette équipe, quasiment toujours occultée par « ce que l’on retient du film », à savoir le nom du réalisateur, la prestation des acteurs principaux et les effets spéciaux1.
Ce qui fait du film une œuvre d’art, c’est donc une accumulation, une imbrication et une concentration d’éléments en un point unique. On parle d’unicité d’un film lorsque les éléments pris individuellement (un) et collectivement (tout) ne sont pas reproductibles en tant qu’ils sont uniques. Derrière l’unicité d’un film – tant il est unique et sublime – se cache donc tout un ensemble de gestes communs et particuliers à la fois, qui traduisent la capacité de l’esprit humain à être créatif et original. Et comme ces gestes ne peuvent pas être reproduits exactement à l’identique, l’œuvre ne peut pas l’être tout autant. Le hic et nunc (« ici et maintenant », Walter Benjamin) n’est rien d’autre que le caractère unique d’une œuvre qui se déploie dans le temps et dans l’espace. C’est en cela que, derrière la capacité du mode de production capitaliste à produire massivement ces supports de consommation de l’œuvre que sont les DVD, les Blu-ray, etc., se cache une œuvre qui par essence ne peut être reproduite telle qu’elle. Pourtant, c’est bien sa reproductibilité technique qui étiole « l’aura » de l’œuvre qu’est le film, de sorte qu’elle perd en substance, en autorité, en puissance dès lors qu’elle connaît une reproduction en différents supports. L’œuvre d’art devient un objet de consommation parmi d’autres, sans singularité substantielle, alors que c’est sa singularité, son authenticité qui lui permet de s’insérer dans le marché de toutes les œuvres d’art et de leur consommation. Paradoxe étrange dans un monde où l’œuvre d’art est accélérée et compressée dans un rapport de consommation qui n’est autre qu’une demande toujours croissante de singularité. L’authenticité est partout et nulle part à la fois.
Pour illustrer l’étiolement de « l’aura » de l’œuvre d’art, il suffit de vérifier l’axiome suivant : on ne regarde (visionne) jamais plusieurs fois un film de la même manière. C’est d’abord l’expérience sensible qui parle. Au cinéma, on a des sentiments (frissons, colère, peur, joie, tristesse, etc.) que l’on ne peut avoir de la même manière et d’une même intensité devant sa télévision ou sur son ordinateur2. Ici, le temps et l’espace ont une importance dans le rapport quantitatif multiple à une même œuvre. Deuxièmement, ce sont tous les détails qui nous échappent et que nous découvrons. Dans certains films, des clins d’œil et des références sont insérées et le spectateur ne les remarque pas tout de suite. Enfin, c’est le spectateur lui-même qui a évolué entre les différents visionnages. L’œuvre reste stationnaire quand le spectateur est mobile et évolue dans le temps et dans l’espace.
C’est ce rapport asymétrique que le système capitaliste accentue en permanence. Il le fait en plaçant le spectateur dans une position de pur consommateur. Le spectateur consomme l’œuvre d’art comme objet de récréation et de recréation. C’est un support parmi d’autres pour reproduire sa force de travail et continuer à vivre dans un monde où il lui faut un palliatif au travail salarié, à la précarité, à l’incertitude de l’avenir, etc. Dans ce cadre, un film reste alors plus un objet de divertissement qu’un objet de réflexion et d’élévation de l’esprit humain. C’est ce rapport consumériste qui explique la réussite des films d’action et de comédie sur le marché, quand des films audacieux et réflexifs (avec leurs limites) restent cantonnés à des niches, passent inaperçus ou provoquent une levée de boucliers chez les critiques3.
Le développement de la haute technologie a accéléré notre rapport aux œuvres et nous place toujours plus dans une position consumériste. Il révèle à ce titre les inégalités en matière de « capital culturel » des individus (Pierre Bourdieu), de leur capacité à s’approprier les différentes œuvres en fonction de leur appartenance de classe. Et ce fléau consumériste commence très tôt dans la vie des individus. À l’école, les savoirs s’offrent comme un catalogue, il faut montrer qu’on n’ignore rien plutôt que savoir des choses. Dans le cas des films et des séries, il faut toujours plus visionner pour être « incollable » – disons « à la mode ». Il s’agit de voir la toute dernière saison de telle série afin de tenir la conversation avec ses collègues et ses amis. L’effet catalogue4 est d’autant plus criant avec des plate-formes de diffusion comme Netflix où l’on passe un temps conséquent à chercher quelque chose à visionner. Consommer en recherchant un objet à consommer. L’acte de recherche via la télécommande est un acte machinal5, comme celui de se promener sans but dans un centre commercial. C’est un passe-temps, un tue-temps, comme si le spectateur avait une crainte existentielle de s’ennuyer, crainte qu’il évacue par la consommation.
Devant son film, le spectateur se laisse séduire par la passivité à laquelle le système marchand nous assigne naturellement. L’influence des écrans commence jeune et la passivité est bien plus aisée que l’activité. Or le spectateur, dans sa recherche d’un divertissement, est passif au moment de la transaction marchande qui lui offre l’œuvre devant ses yeux. Ce que le spectateur consumériste recherche et consomme n’est autre que l’œuvre reproduite et reproductible, dont l’aura s’est étiolée et dont l’unicité et toute sa complexité sont étouffées par le caractère marchand et consumériste du rapport spectateur-œuvre. Bien qu’ils restent permanents et communs à chaque société dans le temps et dans l’espace, les loisirs et le divertissement voient leur nécessité augmenter dans les besoins des individus en régime capitaliste. Le développement de la technologie permet à la fois de répondre à ces besoins et, dans un même mouvement, de les augmenter. À l’effet catalogue s’ajoutent dépendance et frénésie consumériste qui trouvent leur explication dans les rapports sociaux eux-mêmes. Le capitalisme tente de masquer ses rapports sociaux souvent explosifs par une large gamme de produits culturels. Leur consommation agit alors comme un palliatif en ce qu’ils permettent, par le frivole, de s’échapper temporairement et illusoirement de la société et ses méandres6.
Le rapport consumériste n’existe donc pas en soi mais bien dans le lien qu’il possède avec le système marchand capitaliste. La recherche frénétique de divertissement et de consommation d’œuvres chez le spectateur n’est rien d’autre qu’un comportement que possède un consommateur devant un large choix de marchandises, comme dans un supermarché. C’est parce qu’il est inondé par le choix qu’il se sent perdu, frustré et inapte à répartir son temps pour visionner un maximum de films. De ce large choix découle une réduction et une négation de la singularité de l’œuvre (singularité due à son unicité), tant elle est mise sur le même plan – au sens cinématographique du terme – et au même niveau que les autres œuvres. Cet effet catalogue gomme un temps les particularités de l’œuvre, alors que c’est sa singularité qui, au départ, lui permettait de se présenter dans ledit catalogue. Il y a ici transposition d’un phénomène qui se produit sous le capitalisme avec la « libre disposition » des travailleurs et des patrons à entrer en contrat. C’est comme si les deux n’étaient pas liés, comme s’ils étaient indépendants et autonomes les uns des autres. Pourtant, dans le mode de production capitaliste, les uns n’existent pas sans les autres. Or, l’idée de « libre disposition » relie une main-d’œuvre abondante qui se propose sur le marché de l’emploi à des bourgeois qui veulent ou non l’employer7. Le bourgeois, ce consommateur de force de travail dans le but d’accumuler du capital, est ici passif et oisif : il se trouve à la place du spectateur passif et consommateur. Ironie du sort, c’est ce même spectateur qui, dans les faits, est un travailleur exploité et qui rêve d’être oisif, idée née par l’intermédiaire des produits culturels et de l’idéologie bourgeoise !
Il suffirait d’un bouleversement, d’une révolution dans les rapports sociaux et dans la production des œuvres pour aller vers un développement réel de la conscience et pour échapper à la passivité consumériste. De l’activité politique et scientifique au travail, par la réalisation de la démocratie socialiste et la participation des travailleurs aux décisions, se développeraient des êtres sociaux conscients et capables de participer et de réfléchir sur l’œuvre d’art qui se déploie devant eux. La reproductibilité technique servirait d’autres buts que l’accumulation de profits et l’aliénation des masses : elle serait à l’avant-garde d’un élargissement réel de l’accès à la culture, aux productions de l’esprit humain. C’est une condition sine qua non pour le progrès social.
Jim
1Notons à ce titre qu’une division du travail est ici visible, tant les réels créateurs de l’œuvre sont occultés. Ils le sont tout comme les créateurs et créatrices de richesse dans la société capitaliste. À ce titre, voir le traitement médiatique et idéologique des plus grosses fortunes dans le monde, où jamais il ne sera révélé que leurs richesses, leurs capitaux reposent sur l’exploitation de millions d’hommes et de femmes.
2Nombreux se contentent à ce titre de leur souvenir du film visionné au cinéma et refusent de regarder ce même film une seconde fois. Cette approche « minimale » de l’œuvre n’est-elle finalement qu’un îlot dans le flot massif et permanent d’œuvres que le mode de production capitaliste déploie quotidiennement ?
3Ici, le critique de cinéma n’est rien d’autre qu’un guide touristique dans le pays imaginaire des « bons films ». Il n’est qu’un chien de garde du marché des films communs et, en dernier ressort, du système capitaliste. À l’instar du critique de football, il incarne la pensée dominante bourgeoise et donne son opinion purement subjective sur la base d’une légitimité conférée par le système médiatique, sans l’aval du spectateur, dans le but d’émettre des injonctions normatives en matière de technique ou de contenu. Le critique est pitoyable en ce sens qu’il est dépendant du système médiatique et qu’il doit se démarquer, créer la polémique là où, en substance, tout le monde est d’accord.
4Cet effet catalogue est, plus largement, présent dans tous les domaines de la vie des individus en régime capitaliste. Les applications de téléphone portable sont très représentatives de ce phénomène : les photographies se consomment tout comme les individus avec les applications de « rencontre ». C’est cet effet catalogue qui annihile la singularité de l’œuvre et des individus, tant il place les choses à un niveau équivalent et qui et inhérent au rapport capitaliste marchand.
5Tout en considérant l’existence des algorithmes qui viennent insérer le spectateur dans un carcan sur lequel il n’a aucune prise. La mise en avant de certains programmes plutôt que d’autres oriente la consommation du spectateur et accroît sa passivité devant le catalogue, comme s’il s’agissait d’un plat qu’il peut potentiellement apprécier mais qu’on commande à sa place. L’effet bulle – s’il existe aussi sur les réseaux sociaux – agit ici comme des œillères, influençant fortement les choix du spectateur.
6En plus d’influencer les représentations des individus en imposant une idéologie particulière. Et quand les produits culturels veulent « sortir du lot » et se montrer « anticonformiste », c’est souvent dans une optique de positionnement sur le marché afin de se démarquer.
7À ce titre, voir « l’armée de réserve » chez Karl Marx.