Il est désormais clair aux yeux de toutes et de tous que la CFDT (Confédération Français Démocratique du Travail) n’est pas dans notre camp, le camp de la classe des travailleuses et des travailleurs. On dit souvent que la centrale cédétiste a trahi, que sa ligne syndicale est désormais celle de la trahison et de la honte. En gros : les cédétistes sont des « sociaux-traîtres ». Mais la CFDT a-t-elle déjà trahi ?
Pour y répondre, il suffit d’observer son histoire et de rappeler quelques faits qui semblent essentiels pour comprendre la CFDT d’aujourd’hui.
La CFDT est née d’une scission en 1964 au sein de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) , alors second syndicat en France derrière la CGT (Confédération Générale du Travail) depuis longtemps dominante. Dans les années 1950, de multiples débats ont lieu au sein de la CFTC, notamment autour de la question de la « planification démocratique ». Le groupe Reconstruction est alors à l’avant-garde de ces réflexions, l’objectif est alors de créer un syndicat capable de rivaliser et d’écraser la CGT. Les militants qui œuvrent à ce projet sont alors farouchement anticommunistes et se réclament de l’« anti-totalitarisme », cherchant à développer une idéologie de « troisième voie », contre le capitalisme et contre le communisme. En 1964, ce processus se concrétise par la création de la CFDT par la majorité des militants qui revendiquent une déconfessionnalisation et une démocratisation de leur syndicalisme.
À cette période-ci, la gauche non-communiste est alors éclatée. La SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) a perdu toute crédibilité avec son implication dans la Guerre d’Algérie et de petits groupes politiques se réclamant du socialisme peinent à se rassembler. La CFDT joue alors la carte de l’unité d’action syndicale avec la CGT afin de développer ses possibilités d’action et de renforcement. Dans le même temps, afin de contribuer à l’émergence d’une deuxième gauche non-communiste et « anti-totalitaire », la CFDT participe et enrichit les débats autour d’idées politiques nouvelles. C’est un long processus qui va aboutir dans les années 1970 avec la création du PS (Parti Socialiste).
Les années 1960 sont explosives. Le nombre de journées de grève explose entre 1965 et 1967 (1 million de journées de travail perdues en 1965, 2.5 millions en 1966, 4.2 millions en 1967)1, et l’année 1968 cristallise les tensions sociales en France, en lien avec le développement des luttes dans le monde. La CFDT adopte alors l’autogestion comme programme d’action syndicale révolutionnaire. Si on se réfère généralement à cette période pour noter une évolution radicale de la CFDT avec son passé révolutionnaire, il faut rappeler qu’il s’agit alors d’une stratégie syndicale pour faire front à la CGT. D’une part, l’adoption de l’autogestion n’est pas démocratique au sein de la centrale cédétiste, c’est une décision du bureau confédéral dans l’urgence des journées de mai, ce qui suscite de nombreuses contestations internes ; d’autre part, le principe même de l’autogestion laisse à désirer quant à sa souplesse et son flou idéologique. En effet, l’autogestion a permis à la CFDT de rallier les couches étudiantes mobilisées et les forces de gauche et anti-communistes, dans l’espoir de recomposer la social-démocratie alors absente sur la scène politique (cf. les événements de Charléty avec Pierre Mendès-France en invité d’honneur). La CFDT a alors trouvé un moyen effectif de couper la CGT du mouvement étudiant dans un contexte où les cégétistes et les communistes exercent une pression significative à l’égard du gouvernement et du patronat.
La CFDT est ainsi, à l’aube des années 1970, le deuxième syndicat de France derrière la CGT et elle participe à la construction de la gauche non-communiste. Aux Assises du Socialisme, les 16 et 17 juin 1974, les cadres de la centrale cédétiste sont présents et rejoignent le PS alors fondé en 1971. Dans le même moment, elle opère une expulsion des éléments d’extrême-gauche et appelle à soutenir François Mitterrand aux élections présidentielles de 1974. Elle réitère ce choix en 1981 et elle contribue activement à la mise en place de la politique économique du président socialiste. De fait, la CFDT abandonne progressivement les principes de l’autogestion (sauf certains secteurs et échelons plus radicaux) et déploie un « syndicalisme de proposition »2, qui se mue rapidement en une collaboration de classe et de régulation sociale. Les années 1980 sont le moment de mutation de la CFDT, dévoilant le véritable visage d’une centrale anti-communiste et libérale. Le fait que la CFDT ait accompagné le gouvernement Mitterrand est le pur produit d’une volonté d’isoler la CGT dans l’action et les négociations. Ce sont les cadres de la centrale cédétiste, ceux qui ont alimenté la Deuxième Gauche et ont participé à la recomposition de la social-démocratie en France, qui ont été des passeurs de pratiques de cogestion avec les États-Unis et l’Allemagne. Jacques Delors et Michel Rocard, formés à l’école de la Deuxième Gauche, ont par exemple impulsé la traduction en français des ouvrages de Friedrich Hayek dans ces années 1980, important ainsi les principes économiques néolibéraux.
Les années 1990 et 2000 ne sont que l’aboutissement de ce long processus d’un syndicat qui a toujours œuvré à briser la CGT pour devenir le premier syndicat de France et participer activement à la gestion des affaires du patronat. Si l’autogestion portait en germe des principes contractuels (au sens où la négociation peut tout arranger, même sans mobilisation active et sans rapport de forces), ce sont les restes du syndicalisme chrétien qui contribuent alors à la mutation cédétiste. En somme, c’est une vision d’une société aux « intérêts communs » (entre patrons et travailleurs, l’entreprise est semblable à une « communauté de personnes » – terme cher au catholicisme social et à l’autogestion)3 et de l’entreprise comme un lieu « neutre » qui prime et qui résume bien l’état de la CFDT, son vrai visage.
La CFDT n’a donc jamais basculé dans la trahison de classe, puisqu’elle a toujours été une organisation syndicale de collaboration de classe. Ceci est surtout vrai à l’échelon des instances dirigeantes. Le fait que certains anciens cadres de la CFDT aient participé activement à la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron en 2017 n’est pas anodin, de la même manière que la centrale ait appelé à voter pour lui au second tour et ceci sans vergogne. Aux échelons inférieurs, particulièrement au cœur de la lutte, on observe des différences et des tensions avec la direction. Avec l’épuration des éléments d’extrême-gauche, le changement de la base sociale cédétiste (recul de la base ouvrière) et une désyndicalisation importante depuis la fin des années 1960, on observe une disparition de ces secteurs plus radicaux. Aujourd’hui, cela se traduit par une absence quasi-totale des organisations de la CFDT dans les mobilisations et le mouvement social.
Il ne s’agit donc pas d’une énième traîtrise, mais bien d’un choix syndical de cogestion des affaires, toujours dans cet illusoire dialogue démocratique où les intérêts des patrons sont égaux avec les intérêts des travailleurs (idéologie qui se répand en dehors de la CFDT et gangrène une partie de la sphère syndicale et politique). La différence s’opère sur le fait que la CFDT avance à visage découvert et collabore de manière totalement éhontée. Une affaire de classe, en somme.
Camarade Jim
Historien et militant du PCRF
1 GEORGI Frank, L’invention de la CFDT, 1957-1971. Syndicalisme, catholicisme et politique dans la France de l’expansion, Éditions de l’Atelier, Collection Patrimoine, Paris, 1995, 651 pages, p.319
2 DEFAUD Nicolas, La CFDT, 1968-1995 : de l’autogestion au syndicalisme de proposition, Éditions Presses de Sciences Po, Collection académique, Paris, 2009, 361 pages.
3 DUMAY Jean-Michel, « CFDT, un syndicalisme pour l’ère Macron. De l’idéal autogestionnaire au culte du compromis », Le Monde Diplomatique, juin 2017, https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/300717/cfdt-un-syndicalisme-pour-l-ere-macron