
La bourgeoisie française possède tout un inventaire d’arguments idéologiques qu’elle déverse à répétition depuis des dizaines d’années afin de préserver ses zones d’influences. L’un d’eux est la « fin de la françafrique » : de Mitterrand à Emmanuel Macron, d’organisation trotskystes et sociales-démocrates ou de droite, tout un appareil médiatique et politique se met en place périodiquement, que les acteurs de cette propagande aient conscience ou non de la relayer.
La transformation du franc CFA en ECO, sans rien changer des mécanismes de domination monétaire qu’ils portent, fut vantée comme un véritable tournant. Les coups d’États au Burkina Faso ou au Mali sont décrits comme des défaites pour la France, et récemment, en janvier 2025, le départ de troupes du Sénégal est là encore décrit à volonté comme « crise de l’impérialisme français », ou un pas en avant vers « l’auto-détermination ».
La spécificité de notre conception léniniste de l’impérialisme, non comme simple politique mais comme impliquant un système mondial d’États capitalistes se partageant et se repartageant constamment le monde, est de permettre de comprendre, via l’étude précise des mouvements des capitaux internationaux, la réalité des rapports complexes entre États à l’échelle mondiale.
Ici, on trouvera dans ce dossier de la Commission internationale du Parti Communiste Révolutionnaire de France la démonstration d’une continuité stratégique de l’impérialisme français quant à ses zones d’influences historiques comme le Sahel, dans un redéploiement tactique face aux autres monopoles en jeu dans la région, principalement ceux chinois en l’occurrence.
L’impérialisme mondial est un système complexe, en constantes transformations, les jeux d’alliances et compromis se retournant rapidement en conflits ou guerres comme deux faces d’une même pièce. Sans une analyse précise et rigoureuse de la conjoncture, aucune action politique consciente et efficace n’est possible.
France, hors d’Afrique !
Contre l’impérialisme, construisons notre Parti et son internationalisme !
« Ces derniers mois ont été marqués par des modifications nombreuses dans la configuration du capitalisme-impérialisme. L’une des zones d’influence les plus importantes pour les classes capitalistes, historiquement comme à l’heure actuelle, est le continent africain. L’Etat français possède encore quelques colonies ou héritages coloniaux (Mayotte, Kanaky…), mais la majorité des investissements directs étrangers (IDE, exportations de capitaux), qui sont une mécanique première et primordiale du capitalisme-impérialisme, se font dans des régions et Etats qui ne sont pas soumis directement à l’Etat français. Total, Vinci, Eiffage, Air liquide, Alstom, EDF ou LVMH, pour ne citer qu’eux, ne sont qu’une poignée de monopoles exploitant de la force de travail à l’étranger, main dans la main avec l’Etat français sur le plan légal et militaire, permettant dans les faits une influence concrète de la bourgeoisie française sur des territoires partout dans le monde. La bourgeoisie et l’oligarchie financière chinoises, quant à elles, émergent également en tant que dominante dans l’impérialisme, avec ses monopoles nationalisés comme privés, marque du caractère effectivement capitaliste de la Chine. D’autres impérialismes sont en concurrence en Afrique ; d’ailleurs, les pays du Moyen-Orient, par exemple, n’y ont jamais autant exporté de capitaux. De tous les pays du Golfe, ce sont les Émirats arabes unis qui investissent le plus sur le continent, suivis par l’Arabie saoudite et le Qatar. Entre 2012 et 2022, les Émirats sont d’ailleurs devenus le quatrième investisseur étranger direct en Afrique, derrière la Chine, l’Union européenne et les États-Unis. Mais dans un article aussi court, nous nous concentrerons sur l’activité des deux bourgeoisies monopolistes française et chinoise en Afrique, dans le cadre de l’impérialisme mondial, et sur les contradictions (et alliances temporaires) qui existent entre ces bourgeoisies.
Quels enjeux ?
Tout d’abord, nous devons clarifier les enjeux socio-économiques dans les régions où elles sont le plus actives. La France est aujourd’hui présente militairement dans trois territoires : à Djibouti, au Gabon et en Côte d’Ivoire. Djibouti est un lieu majeur des flux de marchandises et de capitaux à l’échelle mondiale, se situant sur la côte africaine de la mer Rouge, par laquelle le passage est obligatoire pour tout navire marchand qui emprunte le canal de Suez. Ce canal a vu transiter 10% de l’entièreté des flux de marchandises et capitaux mondiaux. En lien avec le canal de Suez, Djibouti contient plusieurs ports d’un intérêt stratégique certain. Les ports du pays concentrent une capacité maximale cumulée à l’année de plusieurs dizaines de millions de tonnes. Djibouti contient également des ressources minières de sel et de gypse. Du côté de la Côte d’Ivoire, il est important de notifier que le pays est géographiquement opposé à Djibouti, étant à peu près à la même latitude mais sur la côte Ouest. L’armée française y possède toujours une base, se plaçant des deux côtés de l’Afrique, une position intéressante stratégiquement, permettant, avec les nouveaux moyens militaires actuels, le déploiement de forces en Afrique centrale, au Sahel aussi bien qu’en Afrique du Nord. Les nouveaux sous-marins à très grande portée, les nouveaux ravitailleurs en vols nocturnes et la plus grande autonomie de l’A330 MRTT, les nouveaux radars et capacités satellitaires, les drones et porte-avions de nouvelle génération doublant les capacités du Charles de Gaulle, tous ces moyens rendent opérationnelles de nouvelles possibilités d’interventions rapides, temporaires, ciblées et fortes. D’ailleurs, là où les bases militaires françaises sont fermées, les nouveaux traités de « coopération » prévoient à quelques exceptions près la présence de petites équipes de personnels français en capacité de servir de point d’appui pour piloter des interventions sur place au cas par cas. En même temps, l’État français réalise ainsi de grosses économies sur les bases militaires permanentes très coûteuses en hommes et en crédits. La Côte d’Ivoire contient de nombreux ports, comme le port d’Abidjan avec une capacité de 30 millions de tonnes à l’année à lui seul, soit le plus grand port d’Afrique de l’Ouest, un intérêt certain pour les mêmes raisons que les ports à Djibouti. Sur le plan de la production, la Côte d’Ivoire contient plusieurs ressources naturelles importantes, comme du pétrole, du cobalt, du fer, encore quelques réserves d’or et du manganèse. Au Gabon, troisième pays où l’Etat français a maintenu une base, le principal enjeu économique se situe au niveau des ressources naturelles. Les principales ressources naturelles du pays sont ses réserves de pétrole, estimées entre 3 et 4 milliards de barils, ses réserves de gaz naturel d’environ 30 milliards de mètres cubes, ainsi que le fer et le manganèse.
Les monopoles français
Au-delà de ce pré-carré et de ces enjeux, une analyse des forces des monopoles français au Sahel se doit d’abord de revenir sur l’un de leur plus puissant et ancien outil : le Franc CFA (rebaptisé aujourd’hui ECO). A ce jour, le Cameroun, le Tchad, la Centrafrique, le Congo, le Gabon et la Guinée équatoriale utilisent toujours cette monnaie dans le cadre de la Banque Centrale d’Afrique de l’Ouest, les Comores utilisent le franc comorien, équivalent de la monnaie pour cette autre région. A partir de cela, la bourgeoisie française joue bien plus la carte de compromis par de nouvelles alliances inter-impérialistes ou de l’attente de l’évolution des différentes conjonctures nationales avant de se réengager, plutôt que celle du départ des pays centraux du Sahel. Pensons au désastre économique, humain et environnemental que constitue le mégaprojet pétrolier de TotalEnergies, associé au chinois CNOOC – forage de 419 puits et construction du plus long oléoduc chauffé au monde (1443 km) –, n’en finissant pas de susciter des mobilisations dans les deux pays concernés, l’Ouganda et la Tanzanie. Face à ce rejet populaire, les régimes en place, se faisant les auxiliaires de ce poids lourd de l’économie française à travers leurs appareils d’Etat respectifs, déchaînent la répression. Total est d’ailleurs à l’avant-garde des modifications tactiques de la bourgeoisie française, restructurant ses exploitations en se tournant également vers le Mozambique, par la relance d’un projet d’oléoduc sur les gisements de gaz naturel au large du pays. Au Niger se joue encore une lutte économique et politique pour récupérer une zone d’influence essentielle pour l’uranium. Le Niger représente 15 % de l’approvisionnement français. Le groupe français ORANO (ex-Areva) continuait d’exploiter la mine d’uranium de Somaïr à 800 kilomètres au nord de Niamey jusqu’en octobre 2024. Ce monopole français, détenu à 90% par l’État bourgeois, est présent au Niger depuis plus de 50 ans à travers trois filiales de droit nigérien, qui correspondent à trois sites miniers dédiés à l’extraction d’uranium. Il s’agit de la Compagnie des mines d’Akokan (Cominak), de la Société des mines de l’Aïr (Somaïr) et d’Imouraren, site gigantesque aux capacités de 20 000 tonnes d’uranium. ORANO a déposé une plainte internationale et fait le choix de stopper la production de ces chantiers à la suite du retrait par l’Etat nigérien des droits d’exploitation du site d’Imouraren, hésitant encore dans ces modalités d’alliances avec les monopoles chinois. La bourgeoisie française, comme dans le cas du projet de Total, attend donc de vérifier quels compromis et issues financières pourront être trouvés, préférant resserrer ces forces économiques et militaires dans des pré-carrés plus sûrs, en attente des futurs développements des luttes de classes. En outre, le besoin d’approvisionnement en uranium a déjà été sécurisé entièrement par l’État français, avec de nouveaux contrats au Canada et en Mongolie.
Les monopoles chinois
Du côté des monopoles chinois, on observe une démarche bien plus offensive d’un point de vue tactique dans la région. En effet, La Chine est le premier partenaire commercial du continent africain, avec 167,8 milliards de dollars (151,8 milliards d’euros) d’échanges bilatéraux au premier semestre 2024, selon les médias officiels chinois. L’Etat chinois a envoyé des centaines de milliers d’ouvriers et d’ingénieurs en Afrique, et gagné un accès privilégié à ses vastes ressources naturelles, comme le cuivre, l’or et le lithium. Economiquement, l’asymétrie des alliances inter-impérialistes entre différentes bourgeoisies nationales et monopoles à capitaux chinois s’est accrue sur la période des 20 à 30 dernières années. Entre 2020 et 2022, l’ensemble des prêts chinois aux Etats du continent africain a atteint un volume de plus de 170 milliards de dollars. Les dettes contractées s’échelonnent sur les nations africaines et s’étendent aux bourgeoisies nationales les plus faibles : 31,1 milliards de dollars au Ghana, 21,9 milliards pour la Guinée, ou encore 14,8 milliards de dollars pour l’Ethiopie, pour ne retenir que les trois plus gros emprunteurs. Afin de comprendre l’ampleur de ces crédits, la comparaison en termes de pourcentages est, elle aussi, éloquente : la Chine est le premier créancier mondial de la Guinée, du Cameroun, des Comorres, du Togo, et de la Zambie. En 2022, c’est 60% des nations liées par ces prêts qui sont en difficulté financière, un chiffre ne cessant de grimper au vu des impossibilités ou réévaluation des obligations envers la Chine. Ces prêts sont principalement orientés vers le financement d’infrastructures : ponts, routes, rails, ou encore les infrastructures urbaines. Autant de moyens de production et de circulation de capitaux bénéfiques à chaque bourgeoisie, mais principalement à une domination des capitaux financiers chinois. L’ensemble de ces prêts se répartissent sur pas moins de 49 Etats africains. Ainsi, l’Etat chinois soutient activement le plan d’une « zone de libre-échange continentale africaine » pilotée par la Banque Mondiale, afin d’accroitre la rapidité et la facilité d’exportations entre les différentes nations du continent. Enfin, il convient de faire le lien entre ces alliances financières chinoises asymétriques et la question des zones d’influence commerciales, dont les « nouvelles routes de la soie » sont bien sûr la composante majeure. C’est tout un maillage portuaire que s’est créé par exemple l’Etat chinois, passant de l’Algérie à Djibouti, mais aussi par le Cameroun, le Togo, et la Mauritanie.
Contradictions
Les contradictions inter-impérialistes en Afrique ne sont donc ni un combat ouvert ni de simples échanges ; elles révèlent au contraire un ensemble complexe de compromis ou d’offensives, les alliances et retournement d’alliances étant à comprendre comme deux faces d’une même pièce. Ces contradictions s’articulent notamment, sur le plan militaire, avec la base chinoise à Djibouti qui s’impose en concurrence aux pays de l’OTAN et alliés de l’OTAN déjà implantés à Djibouti. Ces bases, assurant un contrôle stratégique, sont à comprendre selon ces mêmes contradictions : la Chine a implanté sa base en 2017, la France en 1977, le Japon en 2011, l’Italie en 2012 et les Etats-Unis en 2002. Les bases de nations de l’OTAN et alliées sont donc en présence depuis plus longtemps, la Chine essayant clairement de se frayer une place dans le contrôle de la zone stratégique des alentours de Djibouti. De plus, l’installation de cette base n’est pas un fait isolé. Un projet en cours, majeur pour la bourgeoisie chinoise, est celui des nouvelles routes de la soie. La bourgeoisie chinoise et son État structurent ce projet comme une gigantesque toile de flux de marchandises et de capitaux, concluant des accords avec pas moins de 68 Etats du monde dans plusieurs régions majeures. L’une des routes importantes sur laquelle est basée la Chine pour ce projet n’est autre que le canal de Suez, donc la Mer Rouge. L’importance d’une base à Djibouti, pour la Chine, est donc claire pour ce projet de nouvelles routes de la soie, et le fait que cette base, première officielle de l’Etat chinois à l’étranger, apparaisse à ce moment n’est pas un hasard. L’importance pour l’Etat français de confirmer ses positions à Djibouti, bien qu’il en perde ailleurs, est également claire. La Chine devient peu à peu le premier pays en termes d’échanges bilatéraux avec le Gabon, ayant conclu en septembre 2024 des accords qui ont donné lieu à 4,3 milliards de dollars d’IDE de la Chine vers le Gabon. Notons que l’implantation française en Afrique n’est pas en reste : Le nombre de filiales d’entreprises françaises en Afrique a doublé entre 2010 et 2020. Il s’approche de 5 000 en 2023. Le stock des IDE des entreprises françaises en Afrique ne cesse lui aussi de progresser : à 60 milliards d’euros, il se situe à la seconde place mondiale. L’activité de la Chine est donc à comprendre comme une tentative de remettre en cause cet équilibre de la bourgeoisie française.
Que retenir de ces éléments ?
Loin de devenir une victime du système impérialiste mondial, la bourgeoisie française est plutôt incitée à opérer ce que nous qualifierons premièrement de changement tactique concernant spécifiquement l’Afrique. On a noté plus haut que la France à déjà sécurisé des zones riches en uranium au Canada et en Mongolie. On peut y ajouter les prochains plans financiers rapaces de « reconstruction » de l’Ukraine de l’UE, dont les contrats restent encore à faire, ou la question du MERCOSUR, autant de zones d’influence où les monopoles français ont pu stabiliser et sécuriser nombre d’investissements. En lieu et place d’un départ de l’Afrique, c’est donc un redéploiement tactique permettant de préserver ces intérêts sous d’autres formes, au vu des gains dans le reste de l’impérialisme mondial. En lieu et place de déplacements militaires de grandes envergures comme Serval ou Barkhane, les contradictions internationales font retourner leurs monopoles à leur tactique préférée depuis les indépendances : nourrir et renforcer un maillage de liens institutionnels, économiques et militaires, mais moins visible. Mais la bourgeoisie française consolide bien ses positions en les concentrant dans quelques Etats-Nations, prenant géographiquement l’Afrique en étau (base forte à l’ouest, base forte à l’est), et en préférant signer des accords pour une présence logistique réduite plutôt qu’une base militaire, combinée avec un pouvoir de projection armée puissant grâce aux performances technologiques. On notera deuxièmement l’impact des affrontements nationaux entre le capital national (même faible), et les travailleurs et travailleuses dans chaque région : les différents coups d’Etat au Mali, au Niger, ou encore au Burkina expriment un mécontentement et le rejet de la France-Afrique, expliquant des revirements démagogiques d’alliances avec des monopoles chinois ou russes, sous un faux « anti-impérialisme », afin de canaliser la lutte de classes. Il est donc à prévoir de probables nouvelles exacerbations nationales, lorsque l’exploitation se verra intensifiée, pouvant jouer à nouveau en faveur de retournements d’alliances. Ces données démontrent le caractère particulièrement offensif des monopoles chinois, désirant organiser de vastes zones d’influence sur le continent africain par des mécanismes financiers de longs termes. Ces données viennent enfin tordre le cou à la propagande d’Etat française et à ceux qui la reprennent sans l’interroger. En effet, de groupes trotskystes comme Révolution Permanente parlant de « crise de l’impérialisme français », au Pôle de Renaissance Communiste en France défendant même la thèse d’un « décès sans gloire de la Françafrique néo-coloniale », les faits nous rappellent une tout autre réalité que l’idéologie dominante. Pour les peuples du monde, pour la paix, contre l’impérialisme : développons notre parti et son internationalisme, luttons pour le socialisme-communisme ! »